jeudi 6 avril 2017

Nathanael West - Un bon million (extrait)

Nathanael West
Un bon million ! Ou le démembrement de Lemuel Pitkin (1934)
n° 415 La petite vermillon, éditions de La Table Ronde.

Extraits du chapitre XXVI (Harangue du chef indien)

[…] les guerriers de la tribu s'assemblèrent autour du wigwam de leur chef pour organiser un plan d'action. De la forêt monta le roulement d'un tam-tam.
Le chef s'appelait Israël Satinpenny. Il était allé à Harvard et il vouait aux hommes blancs une haine qui s'envenimait au fil des ans. Depuis de nombreuses années maintenant, il essayait de soulever les tribus indiennes pour chasser les Visages pâles vers les pays d'où ils venaient, mais jusqu'à présent, il avait eu peu de succès. Son peuple s'était amadoué et avait perdu son âme guerrière. [...]
Quand tous les guerriers furent réunis autour de sa tente, il apparut en grande tenue et se lança dans une harangue.
— Hommes rouges ! tonna-t-il, le temps est venu de protester au nom des peuples indiens contre l'abomination des abominations, le Visage pâle.
Dans le souvenir de nos pères, ce pays était beau, il faisait bon y vivre ; l'homme pouvait entendre battre son cœur sans se demander si c'était un réveil qu'il entendait ; l'homme pouvait s'y emplir le nez d'agréables parfums de fleurs sans découvrir qu'ils provenaient d'un flacon. Ai-je besoin de mentionner les sources qui n'avaient jamais connu la tyrannie des canalisations en fer ? Les cerfs qui n'avaient jamais mangé de foin ? Les canards sauvages qui n'avaient jamais été regroupés par le ministère de la Préservation de la nature ?
En échange de tout cela, nous avons accepté la civilisation de l'homme blanc, la syphilis et la radio, la tuberculose et le cinéma. Nous avons accepté sa civilisation parce qu'il y croyait lui-même. Mais maintenant qu'il commence à douter d'elle, pourquoi continuerions-nous à l'accepter ? Le don ultime qu'il nous fait est le doute, le doute qui corrompt l'esprit. Il a gâché ce pays au nom du progrès et maintenant, c'est lui-même qu'il est en train de gâcher. La puanteur de sa peur empeste les narines du grand dieu Manitou.
Dans quelle mesure l'homme blanc est-il plus sage que le rouge ? Nous vivons ici depuis des temps immémoriaux et tout y était bon et frais. Le Visage pâle est arrivé et dans sa sagesse il a rempli le ciel de fumée, et les rivières de déchets. Que faisait-il, dans sa grande sagesse ? Je vais vous le dire. Il fabriquait d'astucieux briquets pour les cigarettes. Il fabriquait de magnifiques stylos à plume. Il fabriquait des sacs en papier, des boutons de porte, des cartables en similicuir. Il utilisa toute la force de l'eau, de l'air et de la terre pour faire tourner ses roues dans des roues dans des roues dans des roues. Elles tournaient, il n'y a pas de doute, et la terre fut recouverte de papier hygiénique, de boîtes peintes pour ranger les épingles, de porte-clés, de chaînes de montres et de cartables en similicuir.
Tant que le Visage pâle contrôla les choses qu'il manufacturait, nous, Peaux-Rouges, ne pouvions que nous en émerveiller et louer son habileté à cacher sa vomissure. Mais maintenant, tous les endroits secrets de la terre sont pleins. Même une lame de rasoir ne logerait plus dans le Grand Canyon. Maintenant, ô guerriers, le barrage a cédé et il nage jusqu'au cou dans ses articles manufacturés.
Il a bousillé le continent pour de bon. Mais essaie-t-il de le dé-bousiller ? Non, tous ses efforts tendent à continuer à tout foutre en l'air. Tout ce qui le préoccupe, c'est de savoir comment il peut fabriquer toujours plus de ses petites boîtes à épingles peintes, ses chaînes de montres et ses cartables en similicuir.
Comprenez-moi bien, Indiens. Je ne suis pas un philosophe rousseauiste. Je sais que vous ne pouvez pas faire revenir l'horloge en arrière. Mais il y a une chose que vous pouvez faire. Vous pouvez arrêter cette horloge. Vous pouvez détruire cette horloge.
Le moment est venu. Émeutes et blasphèmes, pauvreté et violence sont partout. Le désordre règne sur le pays dominé par les dieux Mapeeo et Suraniou.
Le jour de la vengeance est arrivé. L'étoile du Visage pâle est en train de décliner et il le sait. Spengler l'a annoncé, Valéry l'a annoncé ; des milliers de sages blancs le proclament.
Ô frères, c'est l'heure de l'attaquer à la gorge et au point faible de son armure. Maintenant qu'il est malade et défaillant, maintenant qu'il est en train de mourir d'une indigestion de camelote.
De féroces appels à la vengeance jaillirent des gorges des guerriers. Hurlant leur nouveau cri de guerre, « Détruisez cette horloge ! », ils se maquillèrent de couleurs vives et enfourchèrent leurs poneys. Chaque brave avait à la main un tomahawk et, entre les dents, un couteau à scalper.
Avant de sauter sur son propre mustang, le Chef Satinpenny dépêcha l'un de ses lieutenants au bureau de télégraphe le plus proche. Il devait envoyer des messages codés à toutes les tri­bus indiennes des États-Unis, du Canada et du Mexique, leur donnant l'ordre de se soulever et de tuer.
Avec à leur tête Satinpenny, les guerriers partirent au galop à travers la forêt […]
Nathanael West

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posted by Lucien Suel at 07:32